Deux livres : Fragments de sols (incipit) et "L'homme perdu"
Ci-dessous extraits et commentaires

"FRAGMENTS DE SOLS" 2 extraits

Août – Mercredi – Fôret de Tronçais
C’est une flaque impure, stagnante, vieille sûrement. Elle se nourrit de résidus infimes, multiples et regorge de pollutions indiscernables. Et c’est pourtant un miracle de volutes et d’ondulations languissantes. Leurs couleurs s’affinent progressivement au gré de mouvements à peine perceptibles. J’ai l’impression de contempler la page de garde peinte à la main d’un livre ancien. Il s’ouvre sur un ciel d’une simplicité de carte postale.
Cette préciosité de pierre polie ou d’enluminure livresque s’infiltre dans ce morceau de paysage champêtre où l’ombre des arbres révèle un doute, une menace peut-être, quelques restes de lointaines terreurs enfantines.
Et ce ciel encore d’une agaçante limpidité…
Vouloir l’atteindre dans un geste d’étirement c’est oublier qu’il n’est que reflet.
La chute laisse alors un puissant goût de terre dans la bouche.
Marcher plus loin. Je contourne cette vasque, reste d’une pluie diluvienne de fin d’été. La terre n’absorbera pas cette eau, la garde en conque. La terre cache dans l’humide de vagues organismes larvaires. La lenteur des mouvements de surface magnifie la molle prolifération de végétaux microscopiques.
Une fraîche odeur de mousse persiste. Pourtant je sens bien, déjà, discrète encore, une effluve de mort. Je la laisse entre parenthèses et m’attarde plutôt sur cette feuille posée là.
Point en suspension sur ces activités de lourdes ruminations, elle est légère, distante.
Vulve plane, Vierge et retranchée.

Avril – Mercredi – au jardin
À terre les pétales de prunier, légers ongles blancs que fragilise la chute.
À terre les fleurs de rhododendron. Leur opulente volupté diffuse encore une odeur mielleuse d’une suavité de bébé repu. Cette odeur de chair enfantine appelle la caresse. L’ocre fletrissure ne dérange pas encore l’état de cette luxuriance tombée. Elle ajoute même la finesse d’une matière plus feutrée, quelques rides légères aux commissures de ce printemps tardif. L’ombre de la terre se retire en silence, laisse la place à ce plaisir finissant..
L’HOMME PERDU (extraits)
"(Présent)
Un peu de poudre s’échappe de la cuillère bombée et tombe en pluie sur le plan de travail. C’est beau cette chute légère et noire de particules odorantes.
Perte de substance…Perte de sens.
Que fait-il ici ? Là c’est la cuisine, oui, sa main gauche prend appui sur la table à côté. Poser la cuillère. S’asseoir et tenter de réfléchir. Il sait qu’il veut se faire un café. L’objet noir devant lui… ah oui… est une cafetière. Bien ! C’est mieux. Il regarde l’objet et tente de se rappeler le mode d’emploi.
De l’eau, il faut de l’eau. Il prend le pot… Il sait que cela s’appelle une cafetière mais ne sait pas ce qu’est une cafetière. Normalement il y a une relation entre le pot d’eau et la cafetière. Mais laquelle ? Se faire un café… Il sait. Il lui faut de l’eau, de la poudre de café et l’objet noir. Il a les trois éléments devant lui. Mais comment les mettre en relation pour avoir un café chaud qu’il pourra boire? Pourtant il a su faire.
/../
Il s’assoit, fatigué soudain des efforts vains pour obtenir une simple tasse de café…
Il s’assoit, fatigué soudain de ce sentiment obscur de perdition.
Alors il regarde le paysage familier au-delà de la fenêtre. De grands arbres touffus, le toit d’une grosse maison à gauche, un morceau de ciel sans nuage. Un instant il détourne le regard sur le calendrier. Ah oui ! On est en Mai ! Il retourne au paysage et s’attarde à contempler les lents mouvements élégants des arbres agités par le vent. La fenêtre est fermée, aucun son ne parvient de cette douce agitation extérieure. Ainsi cette danse silencieuse, voluptueuse et coulée, se pare de vertus hypnotiques. Son regard s’est fixé comme happé par ces frondaisons verdoyantes. Combien de temps passe-t-il dans cet état de sidération tranquille ? Il ne le sait pas. Il ne peut le savoir. Cinq minutes, une heure, il n’a aucune prise sur l’écoulement du temps. Il est calme, apaisé. Rien en lui ne bouge, sauf les pupilles qui suivent patiemment les ondulations languides des feuillages.
(Passé)
Les arbres de la « Divotière » ! Leurs grands ramages changeants entouraient la maison familiale occupée dès les premiers beaux jours et jusqu’en Octobre, aux premiers froids de l’automne. Morceau de campagne aux abords de la ville, dernier bastion d’une paysannerie dont l’histoire s’achèverait avec la génération de son père. Durant les moissons de Juillet, la batteuse emplissait l’espace de chaleur, de bruit et de poussières dorées. Une intense activité autour de la bête de fer recomposait au début de chaque été la communauté des hommes et des femmes des fermes voisines. Lui, enfant parmi les enfants, courait dans les champs après quelque chien, se griffant les jambes dans les restes des épis fauchés. En sueur, essoufflé, il s’allongeait d’un coup au pied du grand tilleul dans l’herbe fraîche. Dans la maison, juste à côté, sa grand-mère lui préparait un grand bol de lait bien froid. Il attendait, s’enivrant du parfum sucré des fleurs de tilleul et regardait s’agiter les branches au-dessus de lui.
Quelques trouées de ciel, des variations infinies de verts, des ombres aux contours étranges…
Il explorait là tout un monde de formes, de couleurs dans lesquelles il se lovait en rêvant de son avenir."
Interview parue dans la revue « Bloc notes » Mapra n° 270
« LES EXERCICES DE LA MEMOIRE » de Christine Célarier
Christine est née à Nevers en 1952. Elle vit et travaille à Oullins. On connaît bien son œuvre plastique mais beaucoup moins son travail d’écriture dont « Fragments de sols (incipit) », Lyon Terre de Sienne, 2002 et «L’homme perdu» paru en 2005, que j’ai découvert à l’occasion de son exposition du mois d’avril dernier à la Galerie l’usine (St Foy les Lyon) où l’ouvrage n’était pas présent par hasard tant il y a une relation forte, dans le rapport à la mémoire, entre le travail de l’artiste et ses écrits.
Dans ce court récit, avec une écriture sobre et sensible, Christine Célarier tente de retrouver le passé de cet «homme perdu» que la maladie d’Azheimer lui dérobe bribe après bribe. Le livre restitue le combat éperdu de l’homme pour se souvenir au quotidien des plus petites choses de la vie tandis que la narratrice reconstitue par flashs successifs des pans de son histoire familiale. J’en propose ici un court extrait ainsi qu’un bref entretien avec l’auteur.
Gérard MATHIE,septembre 2008
G.M. Dans « L’homme perdu » tu alternes deux récits : l’un retrace le présent laborieux d’un homme atteint de la maladie d’Alzheimer – vraisemblablement ton père – et dans l’autre, tu tentes une reconstitution de son passé, un « avant » imparfait passé au filtre des yeux de la petite fille que tu étais. Curieusement, pour cette histoire apparemment autobiographique, tu choisis d’adopter un ton impersonnel, parfois même clinique, avec le moins de pathos possible ; mieux, le père n’est jamais nommé, il est « l’homme » ou simplement« il », et toi-même tu restes indissociable de ta sœur, jamais « je » mais toujours retranchée sous le vocable des « deux petites filles ». Pourquoi ce parti-pris de distanciation ?
C.C. Une chose est certaine c’est qu’il s’agit bien d’un parti-pris tout à fait conscient, et voulu avant même l’écrit. De fait, la position du narrateur n’est pas définie de façon nette. Ce qui, selon moi, crée une sorte d’entre deux ou de faille permettant précisément aux sensations d’exister et ne laissant du coup aucune place au pathos. Au début et tout au long de l’écriture, je voulais absolument éviter le pathos. Précisément parce que je pense que la distanciation, même si elle peut créer un malaise, en fin de compte, ouvre des perspectives au lecteur ainsi qu’au contenu même du texte. Le pathos, lui, occupe tout l’espace, bouche les horizons et devient très vite stérile. La distance dans l’écrit permet également de travailler le fond mais aussi la forme et bien évidement de connecter fond et forme. J’ai travaillé ce texte comme je travaille une sculpture ou un dessin: prendre éventuellement comme support l’intime et nourrir la réflexion sur la construction du texte, le choix des mots, les liens entre les phrases… Je voulais un texte “dégraissé”, tendu, précis. Le seul moyen pour moi d’être au plus près de la sensation. C’est une tentative de… “vu de l’intérieur” pour ce qui est du présent de cet homme. Je parle volontairement de sensations et non d’émotions. Car le champ des émotions (celles évoquées par des lecteurs ou les miennes) ne regardent que chacun d’entre nous: et là ce n’est pas de la distance mais de la pudeur! La distance enfin était certes voulu mais aussi naturelle dans la mesure où ce livre n’a jamais été un exutoire à une souffrance même si le sujet est difficile. L’écriture de ce récit a pu exister bien au contraire parce qu’il n’y avait pas d’enjeu de cette nature. Je ne souscris donc pas à cette idée que tout acte de création (qu’il soit littéraire ou artistique) passerait nécessairement par l’exercice de la souffrance.
J’ai fait le pari que cette mise à distance en contraste ou en contradiction avec le thème, du coup éclairerait le sujet de façon plus vive.
A l’inverse, je pourrais aussi développer l’idée que la distance est le sujet du livre et le fond et la forme alors se rejoindraient. Mise à distance choisie et assumée par moi du récit… mise à distance imposée et subie pour cet homme au fil des jours. Avec son réel, sa mémoire, sa vie…”
G.M. À te lire -et quand je t’écoute- je vois bien qu’effectivement la souffrance (celle du père et celle de sa fille) n’est en rien un moteur pour l’histoire. Mais qu’en est-il du plaisir ? Il m’a semblé que les petits plaisirs – chers aux Delerme père&fils – de l’homme malade (le carré de chocolat, la senteur des potagers, son chat au pied du lit…) ne sont en fait pas moindres que ceux de « l’homme du passé » (ses promenades dans la ville, les poèmes de Vigny, sa collection de montres…). C’est peut-être pourquoi, à lire ce livre, on éprouve une grande tristesse qui n’est pas seulement celle qui accompagne la nostalgie, mais liée aussi à « la grisaille de la vie »…
C.C. Il est vrai qu’il n’y a pas, me semble-t-il, de petits ou de grands plaisirs. Il n’y a dans les moments décrits que des plaisirs à prendre!
Y aurait-il une hiérarchisation dans le ou les plaisirs en fonction de leur origine? Existerait-il une sorte de typologie du plaisir? Pour moi, l’intensité de chacun de ces plaisirs pourrait être donnée effectivement comme même. Et sans doute est-ce cela le plus important. Malgré tout, dans le cas présent, ce qui pourrait faire la différence entre le plaisir d’arpenter une ville et celui de sucer un morceau de chocolat, ce serait plutôt une question de …”taille” ou d’espace appréhendé dans ces plaisirs. Il y a dans l’un: une aspiration à embrasser l’extérieur, à se régaler d’une géographie ouverte, vaste ou complexe. Dans l’autre: une avidité resserrée, recentrée sur un simple petit carré de chocolat. L’intensité du vécu n’est donc pas en cause et ne s’évalue pas. Par contre à la lecture, la tristesse ou la nostalgie nait bien de ce sentiment de rétrécissement de l’espace intime de l’être.
Il y a, par ailleurs, une autre différence mais encore une fois qui ne touche pas à l’intensité. En effet, le plaisir de l’arpenteur de ville est intrinsèquement lié à un rapport au temps multiple: celui du présent bien sûr en train de se vivre, mais aussi celui du passé auquel ces rues le renvoient et celui du futur quand il s’imagine vivre une autre vie dans tel ou tel lieu. Le plaisir de la dégustation s’inscrit dans une temporalité unique renforcée par la perte de son passé et son futur. Il y a sans doute quelque chose qui nous échappe totalement dans ce rapport que le malade d’Alzheimer a avec le présent. Quelque chose d’inédit et d’indicible.
Enfin, évoquer ces plaisirs par le jeu de l’écriture, c’est bien tenter de restituer quelque humanité et légèreté face à ces pertes successives. Plaisirs certes mais effectivement “grisaillés” par le déroulement inéluctable de cette vie.”