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Christine Célarier peaufine ses proses avec justesse et précision. Elle ne dit jamais tout d’un seul coup. Elle dévoile, peu à peu. Elle libère. Elle a, surtout, plusieurs cordes à son arc. Et, en choisissant « la lagune », elle a aussi choisi de percer quelques-uns des mystères de la langue, sa propre langue, en toute discrétion.

Christine Célarier sait faire entrer, tout naturellement, la poésie dans la fiction. Ses récits, aux titres évocateurs et troublants, Sang lagunaire, Ombre nuit, Laissant le ciel à sa splendeur, ce dernier emprunté à un poème de Pasolini, ne cherchent au fond qu’une seule chose, l’impossible consolation.

Plasticienne, Christine Célarier a deux « autres » passions, Venise et la littérature. Depuis de nombreuses années, elle se rend à Venise plusieurs fois par an. Là, au milieu des eaux, elle observe, dessine, prend des notes… Elle y croise des êtres chers. Elle y marche, de jour comme de nuit, dans les pas du grand poète disparu : Franck Venaille. Avec le temps, elle est même devenue l’amie de Micha, Micha Venaille, veuve du poète et lectrice attentive et bienveillante.

Comme d’autres avant elle, Christine Célarier a donc choisi la lagune. Elle a choisi Venise, cette incroyable cité en partie engloutie sous les eaux et à laquelle elle offre ses mots comme elle a pu offrir, déjà, de très nombreux dessins. Venise est son royaume de prédilection, royaume placé à mi-distance entre ombre et lumière. Venise, de l’aube jusqu’au crépuscule.

Elle nous propose trois nouvelles dont voici un extrait :

« Aucun matin n’est semblable. L’un d’eux m’a étreint aux toutes premières heures du jour. Une tasse chaude à la main, le regard porté au dehors, j’ai furtivement vu une femme qui descendait les marches menant à l’eau du canal. »

Le décor est planté, l’ambiance pareillement. On assiste à la scène.

Bazart           ★★★★★

23 août 2023

Je choisis la lagune " comme une lettre d'amour à Venise, Venise l'ardente, Venise la sensuelle, Venise l'amoureuse.

Christine Célarier fait corps avec cette ville gothique, majestueuse et tendrement monstrueuse et nous offre un long poème intrigant, fait d'ombre et de lumière.

Venise entre le ciel et l'eau, une ville qui berce, restaure, transcende ceux qui la chérissent.

Venise ville organe qui pulse la vie aux âmes endeuillées, véritable renaissance dans la ville Renaissance. Recueil de fictions poétiques," Je choisis la lagune ", est la douce élégie d'un présent flottant entre passé et futur.

Avec des mots choisis, minutieusement déposés comme une marquèterie précieuse, l'autrice est notre guide, généreuse, elle nous offre les clés de sa Venise pour qu'elle devienne notre.

Venise, la ville qui ne se livre qu'à ceux qui l'aiment.

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Christine, sur l’écran lumineux de mon ordinateur je vois ton « OEUVRE AU NOIR », une suite de grands dessins  brossés au fusain compressé, essuyés à la gomme et par endroits poncés au papier verre.  Les alchimistes nous disent que « l’Oeuvre au noir » est la part difficile de ce  travail savant qui transforme les métaux vils et mène à l’élixir philosophal, la guérison, voire dans le meilleur des cas à l’immortalité.

A mes yeux, il y a dans l’ensemble de ton oeuvre la présence sous-jacente d’une blessure profonde liée aux douleurs de la chair, de ses sécrétions, peut être même aux humeurs de l’ÂME dont le dit élixir aurait le pouvoir de  nous en délivrer. Il y a aussi un parfum de vase lagunaire.

Tu rends tout cela visible dans tes paysages « extra-ordinaires », que je perçois comme autant de SUAIRES charbonnés de noirs profonds et de nuances grises doucement veloutées.  Paysages liturgiques,  qui laissent transparaître ton visage derrière une feuille opaque de papier calque, visage dont je ne saurai dire s’il vient vers ou s’éloigne de moi.  Ici, comme dans tous tes travaux, la composition est magistrale, l’ossature implacable. Ombres et lumières sont figées sans possibilité du REPENTIR.

Je retrouve cette moniale fixité dans la série « ATELIER ». Série un peu cubiste, car chaque image permet au peintre de rendre tout visible, sous tous les angles : outils , livres, vieilles boites à crayons et autres bouts de fils à coudre... Cette fois c’est un monde strié de couleurs que tu nous donnes à voir.  Ce sont des natures mortes, bien rangées, dessinées dans un  trompe l’oeil volontairement scolaire, vues à travers les strates vitrifiées de l’histoire de l’art et entre les lamelles cassantes d’un microscope d’apothicaire.  Là encore, plus rien ne doit bouger sinon tout s'effondre et se brise.

Dans le « CORPS DES CHOSES » c’est la fête aux drapés, qui enveloppent, plissent et se plient sous le poids d’une pierre et les coups à peine affleurés de ta mine de plomb.  Dessin extrêmement léché d’un linge qu’à peine essoré tu t’empresses d’empaler dans deux fers à béton crucifiés. Tout baigne dans une lumière opalescente, saturée de tous les blancs de ta palette. Il n’y a pas de sang , seulement  la sensation d’une froidure, l’odeur d’un bloc opératoire, en attente...

J’entre maintenant dans l’univers carcéral des « VEDUTE IDEATE » à ce jour encore en chantier. Une transposition contemporaine très colorée des « Carceri sombres et inquiétants de Giovanni Battista Piranesi », où tu mélanges ce qui fût à ce qui est aujourd’hui, où s'entremêlent dans des anomalies spatiales improbables, colonnes antiques et poutrelles d’acier barreaudées. Toutes les portes sont verrouillées, impossible ici de fuir. Vision de notre monde sans retour qui s’enferme chaque jour davantage sur lui même mais avec, peut être, comme seule issue, l’espoir porté par le feuillage vert tendre d’un plant de lierre renaissant qui semble poindre, là,  sous la lumière redevenue bleue d’un grand beau ciel d’été.

            Il y a, encore tant à dire...

 

Victor Caniato janvier 2020

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Article de Jean Paul Gavard Perret paru dans « delarthelvetiquecontemporain.blog » 

Rubrique des arts plastiques et de la littérature en Suisse

    12/02/2017

Christine Célarier : le temps et les heures

 

Cet homme, Le père (presque) déjà parti, tout revient. Emoi de midinette diraient certains. Mais bien plus. Du Piaf mais bien plus. L’énergie de l’artiste en boucles circulaires. Et spirales. Deux « œuvres » sont en cours en des sons parfois amplifiés et la voix claire, nette, grave de Christine Célarier. Elle ponctue les séquences avant de commenter face à la caméra son livre, le film. Elle et lui. Père et fille. L’artiste se met dans sa tête. « Il s’appelle Louis il a été marié, il a deux filles. Où sont-elles ? Il les a aimées d’un amour invalide ». Le vide en lui à la mort de sa mère. A celle de son père aussi avec son cri d’alors « Maman Maman ». La fille le rappelle sobrement, le scande. Sans pathos. De manière presque nue.

Christine Célarier inscrit sa recherche de l’identité en perdant la sienne (du moins en apparence). Elle se met dans celle de l’autre - le père. Christine Célarier parle, décalant le point de vue du livre. Avec une seule question : « Sait-il encore ? » Sait-il sa longue fatigue. Celle du quatrième abîme qui l’aspire. Le scanner l’a dit. Mais on est presque au-delà de l’Alzheimer. Avant il a déjà butté contre des morts qu’il a dû charrier. Rien d’autres ne sera dit. Juste une aporie. Parfois il redevient homme au contact de l’étoffe qu’il revêt - la caressant, le froissant. Avant, bien avant, il aimait prendre des photos avec son épouse. Dans la ville (sans dire laquelle) pour inventer des récits. Avant qu’un jour sa femme ne puisse plus marcher. Il se mit à classer, restaurer, entasser des livres, des tableaux, des montres et tout un atelier d’horloger. Le temps soudain engrangé dans une des chambres de ses filles. Comme pour les remplacer - inconsciemment. Tenter non de tuer le temps de leur départ mais de le remonter. « C’est comme ça qu’on freine » aurait dit Bashung.

 

L’automne c’était le bord de la mer. L’odeur de la pipe dans la voiture. Il fallait s’arrêter » pour faire vomir les filles. Répulsion sourde qu’elles éprouvaient en cette emprise. Sans pouvoir encore « changer d’air ». Dans la famille il déambulait nu au mépris de « ses » trois femmes. Sa puissance d’homme s’affichait par la violence de cette nudité presque « perverse ». Jusqu’à la perte finale : « Où sont-elles ? » dit-elle. Racontant ce qui est difficile. L-‘impudeur. La pudeur et la vérité. Voir autrement. « Le père » devenu « mon petit papa ». La douceur de sa main. Aphasique Papa. « La remontée du temps. Corps cassé. La rage. La violence d’une forme de « nudité ». « Le moi petite fille guidant le moi adulte ».

Une relation continue, suit son cours. Plus tranquille ce cours. « Du bonus ». Tout est dit. De cet amour. Cœur à vif. L’abandon à la douceur que le père ignorait en lui. Et l’auteur de rappeler le baiser sur la tempe, la main dans les cheveux. Boule de neige pour sédimenter le temps : eau libre, libation, noyade, remontée. Passage des heures – le temps, le temps, le temps. Sur l’horloge comtoise il remontait les heures le retardant de quelques minutes. Jusqu’au noir. Final. Son ensevelissement. Momie et destruction. Mots mis.

 

D’où l’émission d’une transgression pudique selon une grande maîtrise en un travail du geste (souple, en volute) et de la réflexion par effets de rythme et de pulsation d’actes plus suggérés que montrés. L’œuvre reste de l’ordre de la trace minimaliste, stimulante au sein de ses émotions en une forme d’ascèse. Tout joue du pli et de l’ouverture par fragments au sein d’écho d’actes imbibés d’une tension filiale. Les images jusqu’au bout resteront implicites plus qu’explicites pour désarticuler les apparences avec un regard du dedans.

Jean-Paul Gavard-Perret.

"L'homme perdu" de Christine Célarier réalisé par Gilles Framinet, adapté du roman écrit par Christine Célarier.

lien vers la vidéo

 

Entretien avec l’artiste lyonnaise Christine Célarier.

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?

Une vive curiosité, voire une impatience de vivre chaque matin un nouveau jour.

Que sont devenus vos rêves d’enfant ?

Certains se sont réalisés. D’autres se sont transformés. D’autres sont oubliés. D’autres sont à venir.

À quoi avez-vous renoncé ?

À pouvoir voyager sans aucun bagage !

D’où venez-vous ?

D’ici ou de là. Pas de lieu fixe originel important. Mais des lieux aimés, choisis qui font office de « d’où je viens ».

Qu’avez-vous reçu en dot ?

Une ligne, ne rien lâcher. Ou si vraiment c’est impossible trouver d’autres voies d’accès.

Un petit plaisir – quotidien ou non ?

Un plaisir très quotidien : pendant une poignée de secondes regarder dehors en se disant : « c’est bon d’être vivant ! ». Un plaisir presque quotidien : quand un travail, une série est en cours, le plaisir et la hâte de descendre à l’atelier chaque matin. Retrouver son atmosphère brouillonne et enveloppante. Puis le soir venu, boire, à 2 ou à plus, un verre de bon vin et échanger tout simplement. Un plaisir un peu moins quotidien : voyager pour chercher et trouver mes « nourritures » artistiques en musardant dans les musées, en déambulant dans les rues ou sur les chemins.

Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Rien et tout comme chacun d’entre nous.
Comment définiriez-vous votre approche du corps ?

Que ce soit l’approche du corps dans l’art mais aussi celle de son propre corps, voici quelques verbes entremêlés et sans ordre hiérarchique : l’observer… l’oublier… le scruter… le retrouver… le sculpter… le cacher…le montrer… le dessiner… le soigner… l’apprivoiser… le reconstruire… l’accepter…

Quelle est la première image qui vous interpella ?

Je ne sais pas si c’est la première image mais, grâce à cette question, celle qui me revient sans réfléchir est la suivante : l’illustration pleine page dans un livre de conte fée d’une maison-botte accueillante. J’avais 6 ans.

Et votre première lecture ?

Il y a eu pour moi plusieurs premières lectures (et il y en a encore !). Suivant les âges. Toutes aussi importantes les unes que les autres. De vraies premières fois répétées ! Ma première lecture d’enfance, les Sylvain Sylvette, mêlée de plaisir et d’effroi. Puis les Tintin, de façon répétitive et rassurante. Première lecture de « grande » au début de l’adolescence, La nausée de Sartre avec étonnement et fascination. Dans le même temps, Cocteau. Tout Cocteau.

Quelles musiques écoutez-vous ?

En ce moment : Waed Bouhassoun. Haendel avec la voix grave de contralto de Nathalie Stutzmann. Verlaine et Rimbaud chanté par Léo Férré, Patti Smith (écouté ou lu !). Rien d’incompatible dans ces choix. Suivre le rythme des ses humeurs et de ce que requiert comme sonorités le travail pour avancer.

Quel est le livre que vous aimez relire ? 

Je n’aime pas relire les livres que j’ai lus. Par contre j’aime reprendre un livre déjà lu pour piocher de mémoire au cœur de ses pages soit une image, soit une phrase, soit un passage, soit une pensée…etc. en phase avec ce qui occupe mon présent.

Quel film vous fait pleurer ?

Tous les films, bons ou médiocres (!) qui montrent l’inévitable déchirement des êtres ou leur éloignement irrémédiable les uns des autres. À titre d’exemple, l’un d’entre eux, Va vis et deviens de Radu Mihaileanu. Là, à coup sûr, je pleure !

Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?

Moi. J’ai beau chercher, rien que moi ! Et suivant les jours, désespérément,… joyeusement… rageusement… tranquillement !

À qui n’avez-vous jamais osé écrire ?

À Marguerite Duras, à Sylvia Plath…trop tard !

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?

Venise… définitivement Venise. Mythe et réalité totalement mêlés pour moi. Être là-bas, revenir et toujours avoir ce désir fort d’y retourner. Vivre avec ce mythe incarné.

Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?

Liste non exhaustive : Brancusi… Serra… J.Beuys… M.Merz… L.Bourgeois… G Penone… A.Messager… Sophie Calle… B.Viola… E.Hesse… Rothko… Vermeer…Bellini… Rebecca Horn… M..Kundera… Bachelard… M.Duras… P.Auster… M.Hanshofer… Ogawa… LeClezio… S.Hustvedt… W.Wenders… P.Handke… Chereau… Tarkovski… Kawabata… D.Lynch… Altman…P.Greenaway… G. Didi-Huberman… L. Nobécourt…et les autres…

Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?

Une belle et grande surprise qui saurait tomber pile poil avec un désir non formulé !

Que défendez-vous ?

Entre autre cette idée : « Tout sauf le cynisme ». Il est infécond, méchant, inutile, vain…

Que vous inspire la phrase de Lacan : « L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »?

Pirouette lacanienne. Je préfère la phrase plus poétique et finalement plus mystérieuse de Gainsbourg, « je t’aime moi non plus ». Faire avec et inventer.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : « La réponse est oui mais quelle était la question ? »

Soit le signe d’une ouverture sans à priori, soit le signe d’une capacité à l’oubli plutôt réjouissante.

 
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?

Celle que vous auriez à l’instant en tête !

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TEXTE DE LAURENCE NOBECOURT SUR LA SERIE 2016 "COL TEMPO"

 

Et nous serions là entre deux mondes, dans les draps froissés d’un songe, à rêver les palais où nous avons vécu dans d’autres vies, il y a si longtemps, dans un jadis dont nous n’avons même pas souvenir.

La mer monte dans nos appartements. Le rideau du temps se déchire et je laisse les dessins me conduire jusqu’à la coupe du mystère, dans un murmure frais.

Ici, les poissons du Christ se sont mis à danser ; là un encrier boit son ombre ; quel ange est enceint de ma mémoire ? Un archet de siècles joue une musique d’annonciation sur une colonne de marbre.

Chaque paysage m’est une invite au rêve, dans cet espace où les êtres n’ont plus d’âge et enjambent des villes d’eau aux portes closes, aux miroirs pâles. Dans les cheveux tressés des heures, je m’abandonne. Un tissu de rêves recouvre mon bien. Qui sonne maintenant au portail ? Est-ce Bellini qui revient chercher son modèle en vaporetto ? Les cloches carillonnent avec fièvre. Un chien asthmatique traverse l’Italie du XXIe siècle. La Renaissance n’est pas loin. Une paix d’organza se pose sur la feuille. Le sublime a pris tous ses visages. Alors, j’entends passer le silence qui ne sait rien du monde.

 

Où s’est glissé le caillou qui me ramènera au présent ? Pour retrouver la trace de mes pas et dessiner le premier geste de l’avenir ? Il fait si clair soudain. Les pins ont perdu leurs épines, et dans la ruelle des femmes se souviennent et appellent. Comme c’est bon et beau d’être là.

 

 

Laurence Nobécourt

 

 

 

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Texte écrit par Catherine Perrier, artiste

 

Aborder la question du nid dans le travail de Christine Célarier, c'est mettre en évidence le paradoxe du secret exposé à travers la dialectique du dehors et du dedans chère à Bachelard.

 

La limite, la frontière qui marque ces deux espaces / l'ouvert et le fermé / c'est la paroi de verre. Car les dessins, les territoires et les reliquaires sont mis sous-verre. Le verre a pour fonction d'isoler, de mettre à distance, d'encadrer. La boîte en verre enferme. La transparence du verre souligne l'existence, la réalité, l'opacité des objets. Isolés du monde extérieur, les objets miniaturisés nous parlent de l'intime. De part sa nature, l'intime est caché, reste secret. Curieusement ici, l'intime est exposé aux regards car le verre, dans sa forme, donne à voir dans toutes ses dimensions.

 

Christine Célarier opère à nid ouvert comme un chirurgien opère à coeur ouvert. Elle offre au regard du monde l'insoutenable du souvenir miniaturisé, ritualisé.

Isolés du monde extérieur, les objets sont protégés. Mais paradoxalement, le verre nous protège d'une malédiction possible. Les objets ne peuvent plus faire de mal. Pour en être sûre, Christine Célarier non seulement les enferme dans des flacons de verre mais les renferme encore sur eux-mêmes pour que leur secret jamais ne s'échappe. Ils sont cousus, ligaturés, ligotés, embaumés, étouffés. Ils s'amenuisent peu à peu, voués à la disparition.

Mais il s'agit simplement de la perte de leur réalité première, de leur sens premier, de leur identité.

En les ligotant, en les recouvrant de mille parures de velours et de broderies, elle les aveugle. Mais paradoxalement encore, elle les met en lumière. Elle les panse et les pense. Elle les assèche, enlève leur chair, les dématérialise. En les dématérialisant, elle les charge d'un pouvoir magique. Elle les magnifie. Elle les  sacralise.

Pourquoi ?

Si l'homme fait l'expérience du sacré, c'est qu'il veut précisément échapper à sa condition d'être fini et mortel.

En libérant l'objet de sa chair, l'homme rejoint ainsi l'espace du dehors, peut-être celui du mouvement, de la légèreté, en tout cas, certainement, celui du possible.

C'est le pouvoir sacré de l'imagination.

Comme l'écrit Bachelard : « La miniature sait emmagasiner de la grandeur. » De cet enfermement, de cet écrasement, Christine Célarier veut peut-être nous dire qu'il en sort la substance, la quintessence même de l'être.

Le nid ou la coquille de verre aurait cette fonction de passeur des mondes.

 

Texte écrit par Sylvie Lagnier, historienne de l’art contemporain

 

Ce texte aborde les principales thématiques de l’œuvre de Christine Célarier, de ses débuts dans les années 80,

 

jusqu’à aujourd’hui. C’est une étude à la fois sensible, pertinente et argumentée.

Du don improbable de l’instant 
S’accrocher à la matière, valoriser la matière, trouver l’équilibre dans ses contraires et en écrire la forme, en modeler le sens : la sculpture de Christine Célarier vit de silence et d’effacement. Ses œuvres possèdent ainsi un espace intermédiaire reliant des volumes solides et fragiles, transparents et opaques au sein duquel, lumière et pesanteur interagissent. De ses premières sculptures modelées en terre ou en plâtre à ses travaux récents recourant au dessin et à la broderie, les questions d’ordre existentiel, le pérenne et l’éphémère, la matière et le langage ponctuent son parcours. En abordant le temps – tenter de le saisir dans un volume ou dans un récit − l’artiste se confronte à une réalité fuyante, son geste devient la trace de l’acte, d’une histoire, d’une intimité vécue. Des fragments d’objets, des souvenirs à peine effacés, des débris récupérés, des mots encore qui composés avec une juste distance, disent de la vie plus qu’ils ne la décrivent, comme un deuil de l’image, en combler le vide.  

 

De la main à la mémoire

Au début des années 1980, ses sculptures restent attachées à la masse, affirmant leur poids visuel dans des formes simples, d’essence virginale ou architectonique et dans le traitement de la texture, traces du geste et des pigments dans la matière, surface granuleuse ou lisse, irrégularité régulière qui confère à l’œuvre sa vie propre. Chacune est un lieu – d’une archéologie réinventée à une architecture organique – ouvrant sur des temporalités distinctes, le temps humain et le temps géologique. L’un et l’autre entrent en dialogue au sein d’œuvres nourries des principes de forme et de rythme d’objets naturels, galets, rochers, végétaux. Dès ses premières recherches, plus que de représentation, l’artiste traite de l’idée de présence et les titres donnés à ces travaux évoquent le passage, quel qu’en soit sa nature. Origine1, en raison de sa relation à la pesanteur, renvoie à l’humain, empreinte du corps dans la terre, fragile érection que la densité de matière écrase. Elle adhère au sol et y puise son énergie, générant dans l’informe, l’expression même de la chair sensible entre cycle naturel et question métaphysique. Les œuvres des années 1980 offrent une philosophie de la vision à partir d’un langage formel qui, jouant d’antagonismes, traduit les tensions existentielles. Statisme et mouvement, rigidité et souplesse, verticale et horizontale s’opposent par exemple dans Lieu Antérieur 2, une œuvre encore qui évoque le minéral et le végétal dans une relation à la fois d’exclusion et d’interdépendance. L’harmonie naît de la force constructive des éléments d’essence géologique sur lesquels se développent en ondoyant, des formations souples et planes témoignant de la vie et du temps : socle solide pourtant appelé à disparaître sous des strates aux allures de drapés sans début ni fin, vertige                                                

 

1 Origine, 1981, terre cuite, 3 sables, 50 x 35 x 30 cm.  

2 Lieu Antérieur, 1983, terre cuite, cailloux, poudre d’or, 70 x 30 x 40 cm. 
 

de la mémoire, déjà, où chaque instant est ainsi pure mobilité. D’où la nécessité de la trace et du rapport direct à la matière pour rapprocher la main de l’image, comme un lien entre l’intime et l’universel. La question du lieu, aussi bien au sens théâtral que sculptural, est omniprésente : le lieu est conçu comme une organisation d’ouvertures, de passages et de barrages, de limites et d’extensions, à l’intérieur de laquelle s’articulent le vide et le plein. L’architecture géologique d’Entre-Deux 3 s’ouvre sur un espace matriciel au sommet duquel, enserrée dans ses parois une vasque a recueilli des verres dépolis. Matière et lumière offrent ici une métaphore de la création elle-même au cœur d’un espace-temps dont l’homme n’a aucune mesure, appréhender ici, l’intériorité de la sculpture, la trace de sa propre conception grâce au pouvoir signifiant de l’architecture.  

 

Le temps psychologique est irréversible, l’écoulement des vécus se fait dans un seul sens. Cette conscience de la durée est présente dans des œuvres comme Autel 4, Un temps posé 5. L’homme, confronté à sa finitude, recourt à la représentation de son image y associant des rituels pour exorciser la mort. L’élévation gracile d’Autel révèle ce désir humain : comme une offrande, l’image de sa présence physique se laisse enclore dans les limites de la forme, mais dans le champ étendu de l’espace que la structure graphique contribue à définir. Un seuil architecturé, lieu de transition, encore un passage pour accueillir le corps. L’œuvre de Christine Célarier est nourrie de l’esthétique des films de Pasolini dans laquelle image et signe, sensualité et mystique disent tant du corps : celui offert au désir ou à la répulsion, celui éprouvé dans ses émois, le corps comme individu de chair ou comme élément de l’expression qui supporte le langage, le corps est parole. Cet aspect, du reste comme dans l’œuvre du cinéaste, confère aux réalisations de l’artiste, une dimension sacrée, « ce qui toujours parle en silence est le corps » 6  écrit Pasolini dans son roman inachevé. Les séries du début des années 1990 contiennent cette double possibilité d’évoquer à la fois la matière et l’être, le sujet n’étant pas opposé à l’objet, mais tous deux contenus dans une épure qui interroge finalement la manière d’être là. Se libérant peu à peu de la masse et instaurant un dialogue entre surface et volume, les sculptures de La matière du silence 7, interrogent la continuité de la forme, celle de la chose, de la présence, ce pour quoi la sculpture est un corps et non une image. Chacune, dans son rapport à l’espace, convoque la vue, le toucher. Granuleuse ou lisse, polie ou accidentée, la texture de leur peau renforce la sensation de ce qui est. La série, dans l’œuvre de Christine Célarier, s’entend comme un récit, chaque pièce énonce une étape comme celles qui dans l’existence marquent une destinée. Chacune comprend l’empreinte identitaire de sa conception, l’expérience et la sensibilité de l’artiste, l’élément humaniste qui dirige les caractéristiques formelles de l’œuvre. Les compositions de cette série sont                                                

 

3 Entre-Deux, 1986, plâtre pigmenté, verres dépolis, 120 x 80 x 80 cm.

4 Autel, 1986, plâtre pigmenté, structure acier, 150 x 60 x 40 cm.

5 Un temps posé, 1988, plâtre pigmenté, 80 x 120 x 40 cm.

6 Pier Paolo PASOLINI, Pétrole, note 130, traduction René de Ceccatty, Gallimard, 1995, p.561.

7 La matière du silence, série comprenant 25 sculptures, techniques mixtes, 1992-1994. 

 

issues d’une période au cours de laquelle, l’artiste affirme l’assemblage face au modelage. L’opposition qui découle de leur nature distincte lui permet, dans des pièces murales ou en volume, de rendre compte de tensions et de rythmes nouveaux, jeux de plans et de lignes qui dans leur rapport à l’espace comme au réel reposent la question du cadre et du socle. C’est également au cours de ces années qu’elle expérimente des échelles différentes, notamment avec des pièces totémiques, des sculptures dotées d’une monumentalité intérieure. Venise primitive 8, par exemple, s’érige non pas sur un socle, mais sur une base dont la forme évoque une vasque dorée ou recouverte de mosaïque – comme un hommage à la basilique Saint Marc – avec en son centre un pilier supportant une sphère. La simplicité de son vocabulaire formel est en dialogue avec la nature et ses forces, le mouvement et l’expérience humaine : la sculpture ainsi mise en lumière vibre vers le haut.

 

Privilégiant davantage la récupération de matériaux et d’objets, Christine Célarier mêle à la subjectivité de son expérience personnelle, la trace du réel donnant naissance à une poétique qui n’anéantit nullement la véracité de l’humanité qui s’en dégage. À partir de 1995, elle crée des œuvres plus intimistes à l’instar de celles de la série Point creux sur papier birman 9. Le titre, à priori, ne désigne que ce qui est donné à voir : un point réalisé à l’encre de chine sur une surface de papier. Cependant, cet assemblage, subtil tant dans le rapport des matières entre elles – texture, couleur – que dans le jeu des plans – opacité, transparence, épaisseur, format – renvoie à l’idée du souvenir, celui que l’on forme à l’évocation du lointain, le voyage, peut-être. Point creux c’est aussi l’écriture, si présente dans la vie de l’artiste, même si la tissure grossière du papier Shan est plus propice à l’emballage du thé. Le point marque la fin du récit et en même temps, il est la trace sur laquelle on s’attarde cherchant vainement à en comprendre le mystère. C’est au sein de ce type d’espace que Christine Célarier interroge l’image du sens puis le sens de l’image indéchiffrable dans son évidence, relative et absolue. D’où cette œuvre, modestement intitulée Petit diptyque 10, dans laquelle se rejouent plusieurs métaphysiques du temps, l’intemporel et la finitude – le pérenne et l’éphémère auquel chaque élément dans son essence matérielle renvoie – recadrés au centre de la composition et déclinés dans la prédelle. Viendra un temps où l’œuvre ne sera que par ses cadres vidés de toutes présences puis de toutes substances, en resteront les traces comme altération de la surface, image. La série des Icônes Païennes 11, bien que son vocabulaire soit fréquemment dans le registre de la sculpture – matériaux, objets, assemblage suggérant la troisième dimension – est au cœur des problèmes spécifiques à la peinture, signifier par la couleur et dans le contraste la vertu de la chose, « cet invisible, écrit Yves Bonnefoy, qui est, même dans la vie quotidienne, la seule réalité. […] Nous retenons de son apparence quelque partie plaisante ou                                                

 

8 Venise primitive, 1994, bois, plâtre, pâte de verre, 180 x 70 cm.

9 Point creux sur papier birman, 1995, série de 7 œuvres, bois, métal, tissu, sable, papier birman, 35 x 45 cm.

10 Petit diptyque, 1996, acier, papier, sable cailloux, brindilles, 15 x 25 x 3 cm.

11 Icônes Païennes, 2000, série de 10 œuvres, techniques mixtes, bois exotique, cire, métal, fourrure, sable, brindilles, plumes, corde, latex, 30 x 30 cm. 

hostile pour projeter, comme l’ancien peintre, dans un espace mental, notre fable de ce qu’elle est. » 12 À la fois, œuvre d’art et objet de culte – religieuse dans son acceptation la plus large – l’icône est significative du rapport qu’entretient l’homme à l’image lorsqu’il se situe face à sa conscience supérieure, l’être dans son concept, le rayonnement d’une essence. La nature païenne des œuvres de la série réside dans leur processus même, une alchimie qui met tous les sens en éveil, matériels organiques, substances naturelles mutantes, minéraux, objets façonnés par l’homme et l’espace obscur, profond qu’un jeu de cadres illumine. La légèreté d’une plume et la douceur parfumée d’une pelote de fourrure opposent au bois dur, brut, à l’acier froid, acéré, leurs qualités sensuelles et maternelles. Ce sont encore de fragiles brindilles et la cire que la chaleur de la main permet de modeler, forme originelle perdue ou forme de souvenir, ici amas ou patine, toujours le temps. Dans les Fragments de sols 13, Christine Célarier en fige les traces dans le bronze : inclusions de petits cailloux, de feuilles, de petites branches, empreintes à peine esquissées, creux et pleins formés par la terre, son érosion. Chaque coin de sol est d’abord une photographie, elle-même à l’origine de l’écriture de courts textes associant un mois de l’année et un lieu, réunis au sein de chapitres, les quatre saisons. Chaque texte est un espace-temps, un fragment rythmé par un va-et-vient entre le réel et le souvenir, l’un et l’autre peut-être imaginé, secret du récit. L’édition 14 présente quelques photographies, mais aussi une série de dessins, les sculptures utopiques. Le dessin n’est pas en marge de son travail de sculpteur, c’est une autre façon de parler de volume, d’espace, de rendu de matière et chaque dessin est le lieu de formes inspirées de la nature ou de l’architecture. Les coins de sol sont nés, étape après étape, du choix d’un fragment au passage d’une matière à l’autre, la terre, son moulage en latex coulé en cire puis en bronze : vingt-quatre plaques chacune isolée du sol par trois pointes, un défi à la pesanteur du matériau, une mise à distance de l’objet qui sacralise le sujet. Chacune est une partie infime, unique, elle est son propre lieu, sa propre histoire, sa propre temporalité. « Le secret sera gardé, la mémoire est sauve » 15. Composées, elles forment un tout qui s’extrait de leur réalité antérieure, il est artefact, sculpture.

 

L’intime à rebours ou la figure de l’absence

Selon Paul Ricœur 16, le temps ne devient temps humain que dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif. Sa « mise en intrigue » est un lien transculturel, anthropologique « entre l’activité de raconter une histoire et le caractère temporel de l’expérience humaine ». Au tournant du millénaire, le travail de Christine Célarier se rapproche de cette conception du temps, au plus près de l’intime aussi bien dans les choix des matériaux et des techniques que dans le                                            

 

12 Yves BONNEFOY, L’Improbable, Paris, Mercure de France, 1980, p.72.

13 Fragments de sols, 1998 – 2000, série de 24 bronzes, 14 x 14 x 10 cm chacun.

14 Christine CÉLARIER, Fragments de sol (L’Incipit), Lyon, Terre de Sienne, 2002.

15 Ibid., Été. Juillet – Sail sous Couzan.

16 Paul RICŒUR, Temps et récit. Tome I : L'intrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil,1983, 85. 

rapport des objets à l’espace. C’est au cours de ce passage temporel, que mots, locutions, phrases et récits – brodés ou écrits au crayon – quittent la page et intègrent le champ plastique, verbe et forme à la fois.  

 

La série intitulée Les Petites Campagnes 17, sans renoncer aux choix précédents – récupération d’éléments naturels ou fabriqués, assemblage, intérêt pour la matière – est sans doute la première dans laquelle l’artiste met en œuvre les mots et le textile. Échappant à la sérialité, chaque « petite campagne » est unique bien que formellement identique : un pavé superposé d’un coussin en satin rouge sur lequel est présenté un flacon obstrué par un tissu et clos par une étiquette comportant l’inscription brodée « petite campagne ». Si le contenant est similaire, son contenu, à l’instar des Coins de sols, est différent et ne se révèle qu’à son observation attentive. Chaque bouteille renferme une petite installation composée à partir de végétaux, de corps d’insectes ou de leurs mues récupérés dans des lieux de campagne non précisés. Ne pas indiquer de provenance pour nous maintenir malgré tout à distance, hors de son histoire, un geste de pudeur qui nous conduit au cœur d’une intimité, l’atelier. S’appropriant les méthodes du naturaliste, l’artiste mi- collectionneur, mi-conservateur rassemble et présente des objets qui n’ont de rares et de précieux que leur statut d’objet trouvé, d’objet choisi, l’étiquette parodiant en quelque sorte les méthodes d’identification et de classement des musées en vue de la conservation des espèces. Comme le cabinet de curiosités, l’installation repose sur l’idée que le monde peut tenir dans une pièce. Mais là n’est pas le seul référent de l’œuvre. Le support n’évoque pas un simple socle de présentation, il a partie liée avec le sacré et ses rituels au sein d’un dialogue entre profane et divin. Ces deux aspects de l’œuvre de Christine Célarier, plus précisément, le scientifique et le religieux, sont du reste présents dans la plupart de ses œuvres. Le rouge utilisé pour le coussin l’est en tant que symbole fondamental du principe de vie – qu’en outre les flacons conservent – la force et l’éclat qu’il contient sont renforcés par le choix d’une étoffe de satin. Par ailleurs dans la plupart des textes sacrés du Proche et Moyen- orient, le rouge est associé à l’amour divin et représente la divinité et le culte. Chaque « Petite campagne » relève de l’offrande, sans pour autant illustrer la foi en un dieu. Elle rend compte de l’un des actes les plus courants et les plus anciens de l’homme dans sa conscience d’être. La référence au religieux s’affirme dans une série comme Rituels 18. L’installation est constituée de neuf sculptures en plaque d’acier présentant un plan incliné, une forme qui évoque celle du lutrin, derrière, la parole et le chant. Certaines sont voilées d’une étole blanche, empesée ou plissée, d’autres entourées de vieilles étoffes nouées ou tressées, un mot brodé, « le silence ». Un lé de soie brodée de rouge invite à ce parcours initiatique, en reliant les espaces du sol à l’architecture votive au sein de laquelle, l’une des plaques de métal, ouverte en son centre, est traversée d’un bloc de cire dans lequel est gravé de part et d’autre de la stèle « la chair/est vive », le sens naît de la construction nomade de la phrase. L’œuvre comprend aussi une valeur monumentale, le tissu est présence et                                                

17 Petites Campagnes, 2000, 40 flacons de verre, pavés, coussins de satin, végétaux, minéraux, animaux, 25 x 15 chacun.

18 Rituels, 2001, série composée de 9 pièces, acier, cire, tissus, galons brodés, verre, environ 130 x 45 x 30 cm chacune. 

mémoire, il contient dans son histoire, le geste et le corps de l’humanité. Le langage du tissu est le sujet d’une autre installation Le dit du drap 
19, une immersion dans l’espace bidimensionnel des surfaces blanches au centre desquelles se détache un mot précédé de son article brodé au fil rouge. Étendus sur des câbles, les draps anciens des couches de couples anonymes redistribuent le lieu, l’ouvrant ou le fermant, traçant des perspectives furtives, où lignes et plans relativisent nos repères spatiaux. Jouant à la fois de leur souplesse et de leur poids, déplacement perceptible de l’air, ils créent une atmosphère étrange, baignée de teintes livides, spectrales. De la naissance à la mort, tout est inscrit au cœur des fibres, toutes les traces en animent la surface pourtant immaculée, apparence. Les mots brodés à leur mi- hauteur en rappellent le rythme de la vie : la peau, la sueur, la souillure, la jouissance, l’oubli, la déchirure, la naissance, le sommeil, d’autres mots encore qui vibrent sous la caresse de la main. Tout se trame autour et par la voix. Le son – celui délicat des clochettes en cuivre suspendues au rabat du drap, celui de la composition musicale de Kaija Saariaho 20, Lonh 21 et celui de la parole du Dit du drap – donne voix à l’informulé par le tissage de voix parlée et chuchotée, de voix d’enfant, de chants d’oiseaux et de cloches mêlant des bruits de souffle à des sonorités pures. Et chacun de s’écouter lui-même de l’autre côté du drap. La première personne fait écho à « la voix sans personne », comme cette troisième dimension du langage, décrite par Jean Tardieu :

      « Cette parole qu’un peuple d’ombres se transmet d’une rive à l’autre du temps, il semble qu’une seule voix sans fin la porte et la profère. Elle    seule, dépositaire d’un monde de secrets, tire de notre absence une longue mémoire, dessine dans l’espace la figure de l’Homme et prête à nos hasards la forme d’un destin. » 22

 

Ce qui apparaît, ce que l’esprit forme se dévoile aussi dans les Suites Nomades composées de deux séries, Les épiphanies 23 et Voilà longtemps qu’elle n’avait plus pensé à lui 24. Le titre de la première provient d’une rencontre de l’artiste avec le mot, qu’elle-même dit avoir « engrangé quelque temps dans l’attente incertaine d’une connexion avec un projet formel ». Puis, la référence à James 
                                               

19 Le dit du drap, 2001-2002, 20 draps de lit 2 personnes, broderies, cloches en cuivre, bande son.

20 Compositrice née en 1952 à Helsinki (Finlande).

21 Lonh (mot occitan signifiant de loin), 1996, 15’46, pour soprano et bande, interprété par Dawn Upshaw. Extrait de l’album Private Gardens (1997).

22 Jean TARDIEU, Une voix sans personne, Gallimard, 1954, repris dans Tardieu, Œuvres, Quarto, Gallimard, 2003, p. 489.

23 Épiphanies, suite nomade 1, série de sept rouleaux, 2003, soie, laine, bronze, coton, 50 x 25 cm chacun.

24 Voilà longtemps qu’elle n’avait plus pensé à lui, suite nomade 2, série de 10 pièces, 2004, tissu sablé, latex, cire, bois, galon brodé, velours, h. 54 cm chacune. 

Joyce 
25 qui, en désignant sous le terme d’épiphanies, des expériences de perceptions esthétiques ou philosophiques intenses – révélation subite du sens – renvoyait finalement à la fête liturgique. Les œuvres qui en découlent, relèvent de cette manifestation spirituelle et contiennent une présence clandestine. Chacune est une sculpture portable, elle est simple contenant, comme une housse ou un étui, elle est aussi rouleau, celui qui renferme un savoir ou celui qui protège, il est livre et talisman. L’enveloppe fermée par deux brins de coton, est confectionnée en laine bouillie ocrée pour sa partie extérieure et en soie sauvage teintée en rouge pour sa face interne. Sur ce plan soyeux apparaît une locution brodée se rapportant au temps – « pas le temps », « jusqu’à quand », « maintenant », « tout de suite » – ainsi qu’une petite sculpture, un agglomérat de petits cailloux et de brindilles en bronze, fixée par des attaches, ainsi amovible. Comme les rouleaux magiques des régions chrétiennes d’Ethiopie, ils renferment le Verbe et l’image, supports de dévotions personnelles à des fins protectrices, objet fétiche, ils en possèdent le même avantage nomade. L’épiphanie participe ici d’une certaine objectivité en renvoyant au processus par lequel l’harmonie formelle du réel se manifeste au sujet et, de ce point du vue, nous retrouvons implicitement des fragments de Joyce qui écrivit notamment, « L’âme de l’objet le plus commun dont la structure est ainsi mise au point prend un rayonnement à nos yeux. L’objet accomplit son épiphanie » 26. À propos de ces textes, Jacques Aubert 27 explique que « ce qui s’est joué pour Joyce, c’est le maintien de la possibilité de l’existence d’un sens et le maintien de la possibilité de l’existence de l’autre ». Plus loin, l’auteur précise que « ce qu’il importe de sauver, dans le procès de symbolisation, c’est ce qui maintient l’altérité, la distance, ce qui est présence de l’absence ». Toute l’œuvre de Christine Célarier est finalement dans cette quête et ses travaux récents en renouvellent la forme.  

 

Les boîtes vitrées de la série Ex-voto 28 constituent un lieu où le sujet s’éprouve hors du regard de l’autre. Leur espace inclusif comprend l’idée du secret et chacun des éléments qu’elles renferment n’est plus à la ressemblance de l’être (visible), mais signe dans l’ordre du lisible. Les branches mortes, ramassées, apprêtées de cire et de tissus ainsi « momifiées » ont une valeur anthropomorphique, évoquant même des ossements, humains peut-être, associant force structurelle et légèreté, il en résulte une tension naturelle. Dans cet espace restreint, l’objet est confronté au dessin, copie qui conserve de sa réalité initiale plus que l’image, la trace. Une fois encore, le travail de l’artiste se situe entre la pratique scientifique, rationnelle et ordonnée – celle de l’archéologue qui range dans des boîtes les                                                

 

25 Épiphanies est le titre d’un recueil de courts fragments en prose que Joyce rassemble à Dublin entre 1901 et 1904. Seulement 40 de ces textes furent publiés. La première édition est post mortem et date de 1956.

26 James JOYCE, « Épiphanies », in Poems ans Shorter Writings, London, Faber & Faber, 1991, p. 514.

27 Jacques AUBERT, « Introduction générale » in James Joyce, Œuvres complètes, coll. La Pléiade, Paris, Gallimard, 1982, p. LVIII.

28 Ex-Voto, 2004-2006, 7 boîtes en bois, peintes en noir, fermées d’une vitre, 33 x 25 x 9 cm chacune et 1 boîte en bois peinte en doré, 36,5 x 10,5 x 10 cm. Branches, dentelles, cire, tissu, dessin.  

échantillons trouvés après les avoir dessinés – et la croyance en une prière, dans ce lieu sacralisé du reliquaire, où l’homme échange un bien matériel contre un désir et encore se rappeler à la mémoire de quelqu’un. Ne pas oublier, se souvenir, conserver quelque part la trace de son passage, lutter contre la dégénérescence du cerveau et pour en exorciser la portée, consigner patiemment dans de petites boîtes, les souvenirs, tel est l’enjeu d’À mes chers disparus 
29. Entre autel et vitrine de muséum, l’œuvre offre ou présente des petits paquets entourés de tissus, ficelés et enduits de cire. Chacun d’eux porte une étiquette de papier sur laquelle est inscrit un prénom. Au centre, est posée comme une gerbe, ultime hommage, une composition en bronze, deux branches surmontées d’un caillou. Ce musée personnel est un moyen d’exprimer les mythologies propres à l’artiste et met en évidence un phénomène sociologique fréquent, l’angoisse d’être oublié. Inventaire de petites mémoires qui ne livrent rien de leur contenu, des prénoms sans identité et pourtant à chaque fois le sentiment que chaque boîte contient le secret d’une personne. Des œuvres comme Mémento 30 et Comme un soupir 31 disent aussi cette peur, mais à partir d’un langage plus distancé à l’égard de l’intime, renouant même avec une thématique plus présente à ses débuts, l’idée des strates avec ici sans doute un déplacement du géologique à l’humain. Érigées sur un socle, un autel d’acier, les couches de tissu condensent le temps et tentent même de le conserver, geste dérisoire face à sa puissance, dans la cire, confrontation dans la matière, toujours, des temporalités.

 

Le dessin se fait plus présent encore dans ses derniers travaux qui resserrent le sujet autour d’un intime plus biographique car l’artiste y réintroduit non seulement la question de la figure, mais aussi celle de la contrainte gestuelle de l‘écrit, la mesure du temps dans chaque point de broderie, dans chaque mot tracé d’un récit. Les Endormis 32 confèrent à l’œuvre un statut particulier, un entre-deux, une mise en scène où le dessin est lui-même un transfert et où le tissu se fait drapé. L’image sort de l’icône pour devenir sculpture, le plan s’efface au profit de la respiration du temps. « Ce qui met les espace en écart, rappelle Marie-José Mondzain 33, n'est pas de même nature que l'espace. C'est du temps. Et ce qui met les temporalités en écart n'est pas de l'ordre du temps, c'est de l'espace. […] L'image n'appartient ni à l'espace ni au temps, mais procède de chacun d'eux pour constituer le site des écarts dialectiques entre eux. C'est sans doute ainsi qu'il faut aussi comprendre l'icône, comme un montage entre le visuel et le sonore par la voie de cette zone d'indétermination qu'est l'image où se croisent l'invisible et le silence ». La figure accapare, fascine parce qu’ici elle n’est que le contour d’un visage qui porte absence                                                

 

29 À mes chers disparus, 2005, bronze, acier, bois, lin, coton, cire, cordes, 105 x 140 x 100 cm.

30 Mémento, 2005, bronze, étoffe, acier, cire, 120 x 70 x 30 cm. 31 Comme un soupir, 2005, étoffe, acier, 120 x 30 x 30 cm.

32 Les Endormis, série de 5 pièces, 2006-2007, dessin transféré sur tissu occultant blanc, broderie, 45 x 60 cm.

33 Marie-José MONDZAIN, in L’Étincelle, le journal de la création de l’IRCAM, juin 2008 « Byzance et Babel, Entretien avec Marie-José Mondzain ». 

et présence. Dans la série Les gens 
34, elle est davantage fiction. Chaque visage est théâtralisé non pas par la puissance de l’expression d’un regard dont il est dépourvu, mais par le velours qui le recadre, une matière omniprésente dans les œuvres de l’artiste qui, jouant d’un plissé serré, confère au tissu une dimension organique dans une composition sculpturale. Le rouge, le noir et le violet en augment encore le poids visuel et ce sont elles – sans doute parce que ce sont aussi les couleurs du temps liturgique – qui rapprochent ces visages d’une dimension iconique. Le velours est la chair, le trait qui lui est opposé n’est que trace de ce qui fut, effacement progressif de la mémoire. « Toute image est un opérateur de séparation. Non seulement l'image est séparée, mais il n'y a de séparation que grâce à l'image. L'expérience de l'image n'est autre que celle de la séparation » 35. Peut-être est-ce pourquoi Christine Célarier accorde une place prépondérante à la trace écrite, Agenda 1945 36, au récit, Quatre temps 37, cet intime à rebours, mais sans doute plus proche d’un réel vécu. Du premier, nous retiendrons d’abord l’objet, un agenda retrouvé, au hasard de tris, daté de l’année 1945 et dont l’artiste s’approprie le support en superposant aux notes et citations inscrites jour après jour par sa propriétaire, l’histoire d’une femme qui attend le retour de son homme. Le processus élimine l’objet puisqu’il ne reste de l’agenda que le transfert de la photocopie de ses pages et toujours celle de sa jaquette en cuir rouge. Le contenu originel lui-même disparaît sous le procédé de recouvrement de visages anonymes brodés et sous l’écriture des phrases du récit imaginé. Les photocopies des doubles pages de l’agenda sont précieusement déposées sur un coussin rectangulaire blanc entouré d’un galon doré présenté dans un cadre au- dessous d’un petit visage spectral transféré sur le fond. Le dessin apparaît, comme une âme en lévitation, dépositaire d’une mémoire inconnue et que le dispositif, les boîtes blanches, contribue à sacraliser. L’attente, un intemporel. Quatre temps poursuit cette mise à distance du réel dans la reprise d’une part du dispositif, d’autre part de la superposition du réel et du fictif, du tracé et de l’objet, de l’écrit et de l’image. La genèse de cette œuvre est dans un récit L’Homme perdu, écrit par l’artiste en 2003. Le texte se construit sur l’alternance de parties repérées par les chiffres qui leur servent de titre, l’impair décrit un instant présent, le nombre pair un événement passé. La forme est pudique, descriptive pourtant, entre ce qui fut ses souvenirs à lui et ce qu’elle dû accepter du temps écoulé, un homme sans mémoire, son père. Elle : « Il est en pointillés ! Une ligne…un espace…une ligne…un espace…Simplement les espaces seront de plus en plus grands au fil des années à venir et les lignes de plus en plus courtes, jusqu’à n’être plus que points…plus qu’un point » 38. Le mystère est levé, le point est néant, disparition, séparation. D’où cette contrainte qu’elle s’impose dans le geste, recopier avec une mine de crayon 3h, à la                                                

 

34 Les gens, 2007-2008, série de 5 cadres, dessin transféré sur tissu, velours, cadre bois et verre, 52 x 52 x 4,5 cm chacun.  

35 Marie-José MONDZAIN, op. cit.

36 Agenda 1945, 2007-2008, série de 6 cadres, photocopies avec transfert sur papier, puis sur tissu, dessin transféré, tissus, broderies, 52 x 52 x 4,5 cm.

37 Quatre temps, 2008, série de 12 cadres, écriture au crayon 3h, objets, images d’actualité extraites de la presse, portes étiquettes dorés, broderie, dessin, 25 x 25 x 4,5 cm chacun.

38 Christine CÉLARIER, L’Homme perdu, 2003, « 5 (présent), p. 12. Non publié. 

limite de la visibilité, chacune des phrases du récit, presque sans espace, des lignes d’égales longueurs serrées, tramées. Quatre temps rappelle le temps de l’élaboration du texte, le temps de la fabrication du livret, le temps de la ré-écriture au cours duquel l’écrit devient forme, enfin le temps de l’autre œuvre, celle qui intègre au graphisme, de petits objets, un porte-étiquette recevant une image de l’actualité extraite de la presse, un ex-voto suspendu, le plus souvent un petit ouvrage de broderie. Le blanc qui domine est la couleur du passé, mais aussi celle du deuil accomplit. Le dessin, le tracé comme nous l’avons déjà évoqué à propos des séries Les Endormis ou Les Gens, est la trace de ce souvenir fuyant que nous ne pouvons indéfiniment retenir. Les objets conservent du réel, une matérialité tactile à laquelle nous nous accrochons aussi longtemps que possible : « Caresser, froisser le tissu entre ses doigts le ramène « gentiment » à une forme de réel. [...] Du bout des doigts, il est enfin rendu à lui-même » 
39.

 

Les œuvres de Christine Célarier témoignent de l’humain, de son passage que révèle un processus, qui étape après étape conduit l’image à la limite d’elle- même renouvelant la question de la représentation comme celle des traces, traces des matériaux et des techniques qui font partie de l’œuvre, traces du geste, traces des histoires, traces du temps. L’artiste crée les conditions de possibilité de l’intime, mais sans en franchir la frontière de la différence, ni rejoindre le cœur de l’identité. En outre, ses œuvres mettent en évidence non seulement la relation entre l’art et le sacré selon une tradition artistique qui cherche à transcender les limites du savoir humain, que notre rapport aux rituels pour exorciser la mort, cette limite du regard fondée sur un impossible, à savoir le réel. Une œuvre faite de mots entrecroisés, chuchotés à la surface des choses, une écriture qui erre dans la mémoire. 
 

     Sylvie LAGNIER, historienne d’art Lyon, juillet 2008      

 

39 Christine CÉLARIER, op. cit., « 9 (présent) », p.25. 

 

 
Sylvie Lagnier, biographie 
Sylvie Lagnier est docteure en histoire de l’art, spécialiste d’art contemporain et chargée d’enseignement au sein d’universités et d’écoles d’art. Elle a publié notamment un essai aux éditions l’Harmattan en 2001, intitulé Sculpture et espace urbain en France. Histoire de l’instauration d’un dialogue, 1951-1992 et dans les revues internationales, plusieurs articles portant sur les travaux de Fabien Verschaere, Christophe Avella-Bagur, Daniel Buren, Jaume Plensa, Mark Di Suvero, Robert Gober, Erik Dietman, Jan Fabre ou encore Maurizio Cattelan, enfin des éditions monographiques en particulier sur le travail de Marie-Noëlle Décoret et de Jean-Claude Guillaumon. Elle a été conseiller scientifique à l’occasion de l’exposition, Pantachronismes, en Résonance avec la 7e biennale d’art contemporain de Lyon en 2003 au Musée des Moulages. Elle intervient régulièrement dans le cadre de colloques et de conférences publiques dans les musées et centres d’art contemporain.    

L’HOMME PERDU (extraits)

 

"(Présent)
Un peu de poudre s’échappe de la cuillère bombée et tombe en pluie sur le plan de travail. C’est beau cette chute légère et noire de particules odorantes.
Perte de substance…Perte de sens.
Que fait-il ici ? Là c’est la cuisine, oui, sa main gauche prend appui sur la table à côté. Poser la cuillère. S’asseoir et tenter de réfléchir. Il sait qu’il veut se faire un café. L’objet noir devant lui… ah oui… est une cafetière. Bien ! C’est mieux. Il regarde l’objet et tente de se rappeler le mode d’emploi.
De l’eau, il faut de l’eau. Il prend le pot… Il sait que cela s’appelle une cafetière mais ne sait pas ce qu’est une cafetière. Normalement il y a une relation entre le pot d’eau et la cafetière. Mais laquelle ? Se faire un café… Il sait. Il lui faut de l’eau, de la poudre de café et l’objet noir. Il a les trois éléments devant lui. Mais comment les mettre en relation pour avoir un café chaud qu’il pourra boire? Pourtant il a su faire.
/../
Il s’assoit, fatigué soudain des efforts vains pour obtenir une simple tasse de café…
Il s’assoit, fatigué soudain de ce sentiment obscur de perdition.
Alors il regarde le paysage familier au-delà de la fenêtre. De grands arbres touffus, le toit d’une grosse maison à gauche, un morceau de ciel sans nuage. Un instant il détourne le regard sur le calendrier. Ah oui ! On est en Mai ! Il retourne au paysage et s’attarde à contempler les lents mouvements élégants des arbres agités par le vent. La fenêtre est fermée, aucun son ne parvient de cette douce agitation extérieure. Ainsi cette danse silencieuse, voluptueuse et coulée, se pare de vertus hypnotiques. Son regard s’est fixé comme happé par ces frondaisons verdoyantes. Combien de temps passe-t-il dans cet état de sidération tranquille ? Il ne le sait pas. Il ne peut le savoir. Cinq minutes, une heure, il n’a aucune prise sur l’écoulement du temps. Il est calme, apaisé. Rien en lui ne bouge, sauf les pupilles qui suivent patiemment les ondulations languides des feuillages.

(Passé)
Les arbres de la « Divotière » ! Leurs grands ramages changeants entouraient la maison familiale occupée dès les premiers beaux jours et jusqu’en Octobre, aux premiers froids de l’automne. Morceau de campagne aux abords de la ville, dernier bastion d’une paysannerie dont l’histoire s’achèverait avec la génération de son père. Durant les moissons de Juillet, la batteuse emplissait l’espace de chaleur, de bruit et de poussières dorées. Une intense activité autour de la bête de fer recomposait au début de chaque été la communauté des hommes et des femmes des fermes voisines. Lui, enfant parmi les enfants, courait dans les champs après quelque chien, se griffant les jambes dans les restes des épis fauchés. En sueur, essoufflé, il s’allongeait d’un coup au pied du grand tilleul dans l’herbe fraîche. Dans la maison, juste à côté, sa grand-mère lui préparait un grand bol de lait bien froid. Il attendait, s’enivrant du parfum sucré des fleurs de tilleul et regardait s’agiter les branches au-dessus de lui.
Quelques trouées de ciel, des variations infinies de verts, des ombres aux contours étranges…
Il explorait là tout un monde de formes, de couleurs dans lesquelles il se lovait en rêvant de son avenir."

 

Interview parue dans la revue « Bloc notes » Mapra n° 270

« LES EXERCICES DE LA MEMOIRE » de Christine Célarier

Christine est née à Nevers en 1952. Elle vit et travaille à Oullins. On connaît bien son œuvre plastique mais beaucoup moins son travail d’écriture dont « Fragments de sols (incipit) », Lyon Terre de Sienne, 2002 et «L’homme perdu» paru en 2005, que j’ai découvert à l’occasion de son exposition du mois d’avril dernier à la Galerie l’usine (St Foy les Lyon) où l’ouvrage n’était pas présent par hasard tant il y a une relation forte, dans le rapport à la mémoire, entre le travail de l’artiste et ses écrits.
Dans ce court récit, avec une écriture sobre et sensible, Christine Célarier tente de retrouver le passé de cet «homme perdu» que la maladie d’Azheimer lui dérobe bribe après bribe. Le livre restitue le combat éperdu de l’homme pour se souvenir au quotidien des plus petites choses de la vie tandis que la narratrice reconstitue par flashs successifs des pans de son histoire familiale. J’en propose ici un court extrait ainsi qu’un bref entretien avec l’auteur.
Gérard MATHIE,septembre 2008


G.M. Dans « L’homme perdu » tu alternes deux récits : l’un retrace le présent laborieux d’un homme atteint de la maladie d’Alzheimer – vraisemblablement ton père – et dans l’autre, tu tentes une reconstitution de son passé, un « avant » imparfait passé au filtre des yeux de la petite fille que tu étais. Curieusement, pour cette histoire apparemment autobiographique, tu choisis d’adopter un ton impersonnel, parfois même clinique, avec le moins de pathos possible ; mieux, le père n’est jamais nommé, il est « l’homme » ou simplement« il », et toi-même tu restes indissociable de ta sœur, jamais « je » mais toujours retranchée sous le vocable des « deux petites filles ». Pourquoi ce parti-pris de distanciation ?

C.C. Une chose est certaine c’est qu’il s’agit bien d’un parti-pris tout à fait conscient, et voulu avant même l’écrit. De fait, la position du narrateur n’est pas définie de façon nette. Ce qui, selon moi, crée une sorte d’entre deux ou de faille permettant précisément aux sensations d’exister et ne laissant du coup aucune place au pathos. Au début et tout au long de l’écriture, je voulais absolument éviter le pathos. Précisément parce que je pense que la distanciation, même si elle peut créer un malaise, en fin de compte, ouvre des perspectives au lecteur ainsi qu’au contenu même du texte. Le pathos, lui, occupe tout l’espace, bouche les horizons et devient très vite stérile. La distance dans l’écrit permet également de travailler le fond mais aussi la forme et bien évidement de connecter fond et forme. J’ai travaillé ce texte comme je travaille une sculpture ou un dessin: prendre éventuellement comme support l’intime et nourrir la réflexion sur la construction du texte, le choix des mots, les liens entre les phrases… Je voulais un texte “dégraissé”, tendu, précis. Le seul moyen pour moi d’être au plus près de la sensation. C’est une tentative de… “vu de l’intérieur” pour ce qui est du présent de cet homme. Je parle volontairement de sensations et non d’émotions. Car le champ des émotions (celles évoquées par des lecteurs ou les miennes) ne regardent que chacun d’entre nous: et là ce n’est pas de la distance mais de la pudeur! La distance enfin était certes voulu mais aussi naturelle dans la mesure où ce livre n’a jamais été un exutoire à une souffrance même si le sujet est difficile. L’écriture de ce récit a pu exister bien au contraire parce qu’il n’y avait pas d’enjeu de cette nature. Je ne souscris donc pas à cette idée que tout acte de création (qu’il soit littéraire ou artistique) passerait nécessairement par l’exercice de la souffrance.
J’ai fait le pari que cette mise à distance en contraste ou en contradiction avec le thème, du coup éclairerait le sujet de façon plus vive.
A l’inverse, je pourrais aussi développer l’idée que la distance est le sujet du livre et le fond et la forme alors se rejoindraient. Mise à distance choisie et assumée par moi du récit… mise à distance imposée et subie pour cet homme au fil des jours. Avec son réel, sa mémoire, sa vie…”

G.M. À te lire -et quand je t’écoute- je vois bien qu’effectivement la souffrance (celle du père et celle de sa fille) n’est en rien un moteur pour l’histoire. Mais qu’en est-il du plaisir ? Il m’a semblé que les petits plaisirs – chers aux Delerme père&fils – de l’homme malade (le carré de chocolat, la senteur des potagers, son chat au pied du lit…) ne sont en fait pas moindres que ceux de « l’homme du passé » (ses promenades dans la ville, les poèmes de Vigny, sa collection de montres…). C’est peut-être pourquoi, à lire ce livre, on éprouve une grande tristesse qui n’est pas seulement celle qui accompagne la nostalgie, mais liée aussi à « la grisaille de la vie »…

C.C. Il est vrai qu’il n’y a pas, me semble-t-il, de petits ou de grands plaisirs. Il n’y a dans les moments décrits que des plaisirs à prendre!
Y aurait-il une hiérarchisation dans le ou les plaisirs en fonction de leur origine? Existerait-il une sorte de typologie du plaisir? Pour moi, l’intensité de chacun de ces plaisirs pourrait être donnée effectivement comme même. Et sans doute est-ce cela le plus important. Malgré tout, dans le cas présent, ce qui pourrait faire la différence entre le plaisir d’arpenter une ville et celui de sucer un morceau de chocolat, ce serait plutôt une question de …”taille” ou d’espace appréhendé dans ces plaisirs. Il y a dans l’un: une aspiration à embrasser l’extérieur, à se régaler d’une géographie ouverte, vaste ou complexe. Dans l’autre: une avidité resserrée, recentrée sur un simple petit carré de chocolat. L’intensité du vécu n’est donc pas en cause et ne s’évalue pas. Par contre à la lecture, la tristesse ou la nostalgie nait bien de ce sentiment de rétrécissement de l’espace intime de l’être.
Il y a, par ailleurs, une autre différence mais encore une fois qui ne touche pas à l’intensité. En effet, le plaisir de l’arpenteur de ville est intrinsèquement lié à un rapport au temps multiple: celui du présent bien sûr en train de se vivre, mais aussi celui du passé auquel ces rues le renvoient et celui du futur quand il s’imagine vivre une autre vie dans tel ou tel lieu. Le plaisir de la dégustation s’inscrit dans une temporalité unique renforcée par la perte de son passé et son futur. Il y a sans doute quelque chose qui nous échappe totalement dans ce rapport que le malade d’Alzheimer a avec le présent. Quelque chose d’inédit et d’indicible.
Enfin, évoquer ces plaisirs par le jeu de l’écriture, c’est bien tenter de restituer quelque humanité et légèreté face à ces pertes successives. Plaisirs certes mais effectivement “grisaillés” par le déroulement inéluctable de cette vie.”

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